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Channel: Apichatpong Weerasethakul – DU CINÉMATOGRAPHE
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L’expérience de la fiction

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(Paru sur le blogue de Séquences.)

J’ai écrit souvent ici que la critique est l’expérience d’une œuvre, sans réellement définir ce que j’entendais par « expérience », et je me demandais cette semaine à quel point la qualité d’une projection peut influencer cette expérience et si nous devons en rendre compte dans une critique. La question peut sembler étrange : en général, à moins d’événements singuliers ayant modifié considérablement, en bien ou en mal, notre expérience de visionnement, on ne parle pas de la réalité de la projection dans une critique, on tente d’en faire abstraction pour ne parler que de notre relation avec l’œuvre, mais il me semble qu’il y a là quelque chose d’un peu faux puisque la réalité de cette salle ou de notre salon ou de notre écran portable influe considérablement sur notre expérience de l’œuvre. Prenons par exemple mon expérience du dernier film de Martin Scorsese, Hugo, un film que j’ai beaucoup aimé en théorie, mais qui m’a laissé plutôt froid en pratique, pour des raisons qui doivent autant à la qualité de la projection qu’au film lui-même, une expérience pour le moins schizophrénique, que j’ai bien de la difficulté à mettre en mots.

Si je devais écrire une critique de Hugo, j’aurais quelques réserves à formuler indépendamment de mon expérience en salle, des réticences face à l’œuvre elle-même, tenant notamment à l’utilisation de cet intensified continuity de Bordwell que j’ai souvent décrié ici : montage frénétique et saccadé, défilé de gros plans, mouvements de caméra grandiloquents permis par le CGI, direction photo lisse et artificielle, recouverte de ce vernis numérique saturant toutes les couleurs, une esthétique à la mode dans laquelle semble s’être figé le cinéma de Scorsese depuis the Aviator, au détriment de son inventivité habituelle. L’esthétique d’Hugo convient peut-être très bien à son sujet, non seulement parce que c’est un conte pour enfants (une piètre justification si ce n’était que ça), mais surtout parce qu’il s’agit d’un film sur la rédemption par la fiction et la mise en scène (comme Shutter Island d’ailleurs, qui m’avait laissait sur une même impression bipolaire, ce qui, vu le sujet, n’était peut-être pas innocent), alors cet aspect artificiel, glossy, appuie sans doute le propos du film, mais malheureusement ce look kinkadien n’est pas propre au cinéma de Scorsese, il pullule ces temps-ci à Hollywood, alors on se demande pourquoi Scorsese a utilisé celui-ci plutôt qu’un autre, pourquoi il n’a pas cherché un autre style tout aussi artificiel mais plus inventif, personnel.

Je ne serai pas le premier à le dire, Hugo est un hommage émouvant au pouvoir du cinéma, mais étrangement je ressens mieux cette émotion aujourd’hui, en repensant au film (je devrais peut-être écrire « en repensant le film »). L’idée de départ est puissante : un orphelin coupé du monde ne peut y participer qu’en tant que spectateur, se cachant dans une gare il observe les touristes, mettant en scène le monde pour lui donner forme, pour mieux l’appréhender. Ainsi, terré derrière les murs de la gare, Hugo est un spectateur de cinéma voyant le monde comme des scènes burlesques typiques du cinéma muet. C’est une idée de mise en scène formidable, comme celle de faire sortir à nouveau le train de l’écran, en 3D cette fois, Scorsese rejouant cet acte de naissance de la mythologie du cinéma pour ressusciter cet émerveillement primaire que suscitaient les premières images mouvantes, une émotion qui s’est diablement émoussée avec les ans. De même pour cette figure de l’automate, amalgame de la technique et du vivant comme métaphore du cinéma : en cherchant à animer cet automate, à lui redonner vie, Hugo devra quitter son rôle de spectateur et devenir à son tour acteur, il pénètre la représentation pour en découvrir les secrets, les mécanismes (le dévoilement des coulisses du magicien Méliès), découvrant ainsi l’évanescence des frontières entre le réel et la fiction (Hugo participe à la conclusion des récits muets; il passe près se faire écraser par ce train). Dans Hugo, la fiction et le réel se nourrissent l’un l’autre, s’entremêlent : le film marie des aspects documentaires à sa fiction, la vie de Méliès retrouve son sens lorsqu’il renoue avec sa fiction, et cet automate, encore lui, est une fiction mécanique imitant la vie.

Ce dernier point est particulièrement important : si les spectateurs des premiers temps pouvaient s’effrayer d’un train en mouvement sur un écran, c’est qu’ils croyaient en la possibilité que la représentation s’évade et se faufile dans le réel, mais nous avons depuis cloisonné la fiction, on ne lui permet plus d’interagir avec le réel (ce qu’une phrase négligente comme « ce n’est qu’un film » nous révèle), comme pour freiner complètement ce train. On pourrait peut-être penser cette césure définitive à partir de Kant, celui-ci ayant rendu l’art impotent dans sa Critique de la faculté de juger en le décrivant comme « une finalité sans fin », l’art devenant alors inutile, toute théorie esthétique ne pouvant plus l’approcher que de l’extérieur, à partir d’un regard distant, en retrait de l’objet analysé, une manière de le considérer qui peut difficilement rendre compte de la magie autrefois associée à l’image. En fait, comme le remarquait Arthur Danto dans nombre de ses écrits, notamment son essai Transfiguration of the Commonplace, toute l’histoire de la philosophie esthétique depuis Platon s’emploie à neutraliser l’art, comme s’il était trop dangereux. Après des siècles d’effort, Kant aurait ainsi mis le clou final dans le cercueil de l’art, l’embaumant délicatement pour n’en faire qu’un objet esthétique, le détachant du monde pour mieux le désinvestir de son pouvoir, une attitude envers l’art qui s’est tranquillement répandu jusqu’à envahir la culture populaire au vingtième siècle.

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J’avais déjà remarqué il y a quelque temps (ici) que le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul semble si étranger en Occident parce qu’il refuse cette distinction nette entre la fiction et le réel, et d’ailleurs lui aussi tente de ranimer chez le spectateur cette émotion d’émerveillement primaire, de faire sortir à nouveau le train de l’écran, bien qu’il use de moyens fort différents : si Scorsese utilise la technologie moderne pour rejouer le passé afin que celui-ci prête de sa magie au présent, Weerasethakul utilise des artifices délibérément anachroniques, poétiques dans leurs imperfections, ses fantômes apparaissant d’ailleurs grâce à un trucage typiquement mélièsque. En fait, cette formulation est inexacte, puisque pour Weerasethakul le train n’a jamais cessé de sortir de l’écran, il ne tente pas de ressusciter quelque chose de perdu, il n’y a donc pas d’anachronisme, il témoigne plutôt de sa vision du monde, nouant naturellement le passé au présent et la fiction au réel. Pour lui, il n’y a rien de naïf dans cette réaction des premiers spectateurs du cinématographe, alors que nous avons tendance au contraire à la trouver quelque peu ridicule, elle est réservée aux enfants ou à ces gens d’un autre temps; s’il y a émerveillement dans le cinéma de Weerasethakul, il n’est pas associé à cette candeur presqu’aveugle, il s’agit d’une émotion mature, légitime. Pour Scorsese, au contraire, on ne peut simplement présenter, dès l’abord et sans se justifier, cet amalgame entre fiction et réel, il faut d’abord les séparer nettement, par le mur de la gare, pour ensuite franchir cette frontière, il faut suivre un protagoniste qui réussit à traverser l’écran, un enfant évidemment, puisque lui possède encore cet émerveillement que nous avons perdu. Le passé est révolu pour Scorsese, en quelque sorte nous sommes tous des Méliès ayant renoncé à notre passé, et il nous faut apprendre à le réinvestir avec lui, à renouer avec l’aspect magique de la fiction.

On pourrait prendre un autre exemple récent, les Adventures of Tintin de Steven Spielberg, sorte de frère jumeau de Hugo (d’ailleurs, ce n’est pas un hasard, Weerasethakul se réclame souvent en entrevue de l’influence du créateur de E.T.). En effet, difficile d’éviter le rapprochement entre ces deux films sortis à un mois d’intervalle : la prémisse est la même, un fils adoptif doit apprendre au père à renouer avec un passé qu’il préfère oublier (Haddock qui doit se souvenir de son ancêtre pour briser la lignée des Haddock irresponsables, Méliès qui doit cesser de nier son ancien métier de cinéaste), deux pères coupables confrontés à leur échec, un thème familier pour ces deux cinéastes. Le désir d’émerveillement est le moteur de tout le cinéma de Spielberg et dans son cas il s’agit comme pour Scorsese d’un émerveillement perdu qu’il faut retrouver. Avec Tintin, il effectue un retour en enfance en faisant fi de son cinéma plus sombre et désenchanté des années 2000, utilisant pour ce le célèbre reporter d’Hergé : le Tintin de Spielberg n’est pas vraiment un personnage, il est sans passé et sans personnalité propre, il ne fait qu’incarner la naïveté et la curiosité, sa seule motivation est d’en voir toujours plus, un désir de voir qui ne peut pas s’épuiser et que Spielberg tente de communiquer au spectateur. Et de fait, Tintin est le plus pur spectacle de Spielberg depuis Close Encounters of the Third Kind, sans ces accents dangereux parcourant son cinéma depuis Jurassic Park, et il est assez curieux de voir le rôle qu’il se donne dans son film, c’est-à-dire celui de Sakharine, le méchant d’usage, empruntant comiquement les traits du cinéaste, le rôle donc de celui qui tente de bloquer le désir de voir de Tintin, comme si Spielberg devait se mettre de côté, se battre contre lui-même, pour retrouver cette naïveté qu’il avait perdue dans le regard de Christian Bale à la fin d’Empire of the Sun. Comme Scorsese, Spielberg doit lutter pour retrouver cette naïveté, cet émerveillement primaire, il n’y a rien de naturel pour eux dans cette émotion, atteinte de façon si sereine par Weerasethakul. Alors que chez le Thaïlandais il n’y a que calme et contemplation, un regard intérieur sur quelque chose d’acquis, chez les Américains il s’agit d’une quête frénétique menée par des personnages toujours en mouvement et une caméra tournoyante, presque désespérée par cette recherche qui ne semble jamais aboutir (et qui reste effectivement irrésolue dans Tintin).

Pourtant, le cinéma, par sa forme même, cette projection du monde, devrait permettre à l’art de retrouver toute sa puissance, de redevenir magique, ce que nous montre bien la figure de l’automate, miracle de la science donnant vie à la matière. Remarquons d’ailleurs que Tintin est aussi un automate générateur d’émerveillement, comme dans Hugo, d’abord parce que le personnage ressemble étrangement au Gigolo Joe de A.I., un autre robot humanoïde, mais surtout parce qu’il existe grâce à la motion capture, c’est-à-dire que Tintin est un mélange entre le vivant et la technique, une sorte d’automate inversé où l’artifice recouvre un corps réel. Hugo comme Tintin sont portés par une vision semblable du cinéma, conçu comme un mélange inextricable entre la vie et la machine, une manière de faire bouger ce qui devrait être inerte ou de ressusciter ce qui devrait être mort, un art qui devrait donc être capable de réparer cette malheureuse césure opérée inutilement entre la fiction et le réel.

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Vous me direz que je me suis éloigné de la question de départ, mais il n’en est rien : si nous n’autorisons pas officiellement à la réalité de la projection d’influencer notre expérience d’une œuvre, n’est-ce pas en partie parce que nous détachons ce que nous voyons sur l’écran de ce qui se passe dans la salle? Deux objections évidentes : il faut bien le faire jusqu’à un certain point, le voisin chiant qui parlait au cellulaire ne faisait pas partie de l’expérience voulue par Scorsese, et de toute façon l’interaction entre le réel et la fiction dépasse largement l’espace de la salle de cinéma. C’est-à-dire que l’atmosphère de la salle, la réaction immédiate des spectateurs réagissant à l’écran, ce sont des interactions moins fortes et pertinentes que ce que j’ai pu retenir du film et transposé dans ma vie. Il reste que la question n’est pas négligeable : pour Hugo, je ne sais trop comment je pourrais écrire sur ce film, mon indifférence provenant en partie de certains aspects techniques qui peuvent être spécifiques ou non à la projection à laquelle j’ai assistée, notamment au 3D que j’ai trouvé plutôt raté (alors qu’il était très réussi chez Spielberg), puisqu’il rendait flou toutes les images trop mouvantes, autant dire tout le film. Comme je le disais en introduction, Hugo est fascinant en théorie, je comprends très bien pourquoi Scorsese a utilisé le 3D, il n’y a là rien de gratuit, mais la technique m’a semblé déficiente, et je ne saurais dire si le problème provenait d’un projecteur mal ajusté ou du travail de l’artiste, alors en pratique je m’emmerdais dans cette salle obscure.

Cette question de l’expérience de la rencontre physique avec l’œuvre est propre au cinéma : l’espace d’un musée ou d’une salle de spectacle est beaucoup plus contrôlé et stable que l’espace de projection, il y a une différence énorme entre voir un film dans une salle pleine ou seul sur un écran de cellulaire, mais nous faisons comme si ce n’était pas important. Le film se déroule de la même manière sur mon écran d’ordinateur à partir d’un ficher piraté de mauvaise qualité que dans une salle dans des conditions de projection optimale, alors on assume qu’il s’agit de la même œuvre, ce qui est on ne peut plus faux si l’on définit la réception en art comme l’expérience d’une œuvre. C’est ce que traduit aussi l’idée d’immersion : il faut oublier notre contexte réel pour pénétrer totalement dans la fiction, même si en réalité nous sommes toujours conscients de ces deux aspects, et que nos pensées passent librement de l’un à l’autre. Je vais sûrement développé un peu plus sur cette question prochainement, mais disons pour l’instant que l’on parle souvent du « cercle magique » de Huizinga qui circonscrit l’espace de la fiction, dans lequel le spectateur d’une œuvre d’art s’enfermerait, et à l’intérieur duquel se trouve la fiction et à l’extérieur le réel. S’il y a un tel cercle, ses frontières sont poreuses, et toute interprétation conséquente ne devrait pas négliger ce qui se trouve d’un côté ou de l’autre de cette barrière. Séparer la fiction et le réel est un leurre, c’est une fausse posture esthétique qui ne traduit nullement notre expérience de spectateur, et l’écran que doivent traverser les protagonistes de Scorsese et Spielberg pour passer du réel à la fiction n’a rien de matériel, c’est une barrière psychologique, voire philosophique. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si c’est deux cinéastes se mettent en scène dans ces films très personnels : comme nous le montre Spielberg avec Sakharine, ils sont leurs propres obstacles, et ils traînent avec eux le spectateur dans cette quête intérieure visant à faire tomber cet écran imaginaire, pour restituer au cinéma et à l’art son pouvoir perdu.


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