(Critique parue dans le numéro 268 de la revue Séquences, septembre-octobre 2010.)
Le titre de l’avant-dernier film d’Apitchatpong Weerasethakul, Syndromes and a Century, reflète bien les obsessions que ce réalisateur thaïlandais traîne depuis ses débuts. « Syndromes » d’abord, car c’est de maladie que l’on parle, celle de l’amour en premier lieu, se manifestant en ces syndromes qui ne sont en fait que nos comportements humains. Et « Century », pour la notion de temps, travaillée de façon patente dans ce film scindé en deux parties se déroulant à deux époques différentes, à travers lesquelles court une série de répétitions et de variations, en plus d’une utilisation singulière du cinéma comme acte de mémoire.
Syndromes and a Century est le dernier volet d’une trilogie consacrée à la dualité, dont les deux autres pans, Blissfully Yours et Tropical Malady, sont structurés de manière similaire, ces trois films étant divisés en deux parties à la fois hétérogènes et complémentaires. La deuxième partie de Tropical Malady par exemple est une illustration fabuleuse du jeu amoureux mené par les deux protagonistes de la première partie, ou encore la métaphore du tourment intérieur de l’un des deux amants, mais l’important est moins dans l’interprétation exacte que dans l’évocation sensible du sentiment amoureux – car cette maladie tropicale, bien sûr, c’est l’amour. C’est cet amour, encore, qui est au centre de Syndromes and a Century, un film consacré aux parents du cinéaste, à la dualité donc du masculin et du féminin.
En fait, il y a moins dualité chez Weerasethakul que prolongement, il y a plutôt dans son cinéma une réconciliation surprenante des contraires (déjà dans le titre, avec ce « et » liant deux termes disparates), exprimée par sa manière de faire répondre les images entre elles, comme cette éclipse solaire qui trouve son écho visuel dans un tuyau industriel aspirant mystérieusement la fumée d’un sous-sol d’hôpital, ou comme ces statues de bronze contemporaines (figures importantes de la médecine thaïlandaise) côtoyant des statues de Bouddha en marbre. Cette juxtaposition du moderne et de l’ancien est emblématique de la représentation du temps dans Syndromes and a Century : Weerasethakul présente un temps non-linéaire, indéfini et indéterminé. Il serait vain de chercher une quelconque causalité dans son cinéma, les séquences s’enchaînent de façon indifférente; il n’y a donc pas de conflit, pas d’opposition (d’où la quasi-absence de récit dramatique), au contraire tout tend à se rapprocher. Ainsi, la première partie à la campagne ne détermine pas la deuxième à la ville, elle ne s’y oppose pas non plus, il faut au contraire y chercher les ressemblances, les scènes répétées, jamais identiques mais toujours semblables, puisque de tout temps, peu importe le contexte, les syndromes, les comportements humains, se répètent et se ressemblent. Il y a ce plan dans un parc, près d’une table sur laquelle est assise Toey, racontant à Nohng sa rencontre avec Noom, l’expert en orchidées, un plan répété à l’identique à l’intérieur même du récit de Toey, alors qu’elle discute cette fois avec Noom. Cette réitération d’un plan, avec comme seule différence la substitution de Noom à Nohng, témoigne de cette indifférence du temps qui passe, de ce retour du même qui est toujours aussi un peu autre, évoquant les notions de cycle et de réincarnation propres aux philosophies orientales qui modèlent toute la structure du film.
Ainsi, le temps de l’image chez Weerasethakul est toujours au présent, même dans les retours en arrière, dans ce récit de l’orchidée justement, dont nous ne saurons jamais si nous en sommes sortis. De même, nous pouvons nous demander pourquoi Toey veut tant le raconter à Nohng puisque ce souvenir ne possède aucune valeur explicative, il n’éclaire en rien le présent, il n’oriente pas la psychologie du personnage ni ne détermine une action; et si les souvenirs n’ont pas cette fonction causale dans Syndromes and a Century, comme ils en ont l’habitude dans les schémas narratifs occidentaux, c’est qu’ils cohabitent avec le présent. Comme dans la méditation, il y a dans tout le cinéma de Weerasethakul une concentration sur l’instant présent, flottant indéterminé, en quelque sorte inutile et éternel, l’enchaînement des moments représentés étant de moindre importance que les moments eux-mêmes, d’où cette narration qui fonctionne par flottement. Tout le film est lui-même un souvenir, un travail sur la mémoire par lequel le cinéaste se remémore ses parents, en choisissant des moments aux atours aléatoires qui ne semblent ni constitutifs, ni utiles à la construction de l’individu, et dont la quotidienneté freine les interprétations englobantes ou déterministes propres aux biographies traditionnelles. Nous ne sommes pas, non plus, dans le symbole ou la métaphore; l’important c’est la transmission d’un sentiment, en bon impressionniste Weerasethakul tente de recréer une atmosphère qu’il associe à ses parents, créant ainsi une anti-biographie proprement cinématographique.
Cette esthétique unique découle d’une certaine vision du cinéma que nous pourrions définir comme l’art de l’évanescent, la caméra servant à saisir l’éphémère dans toute sa fugacité, un cinéma conçu comme révélateur : en extirpant les détails du réel hors de leur chaos habituel, le cinéma nous les (re)présente à notre regard autrement aveugle. C’est de ces évanescences que se nourrit l’anti-biographie de Weerasethakul, de leur matérialité (la caméra ne peut capter que la surface des choses), de leur environnement physique, d’où l’importance du lieu, que le cinéaste sait rendre si prégnant (la moiteur hypnotique de la jungle dans Tropical Malady). De même, toute image est double par nature, elle est à la fois ressemblance à l’original, au modèle, et aussi altération de cette ressemblance (c’est là où l’art commence). L’image est donc un souvenir, une mémoire de ce qui a déjà été, mais bien sûr cette mémoire est sélective, elle implique un point de vue, une subjectivité – une subjectivité devant inévitablement composer avec le réel, avec son impermanence, incontrôlable dans sa totalité par le cinéaste. Le sens d’une image photographique n’en est que plus vaporeux, plus indécis, puisque nous sommes toujours confrontés à l’insignifiance du réel, et c’est ce flou que Weerasethakul exploite, ne tentant jamais de faire déshonneur à son ambiguïté fondamentale, ce caractère à la fois vague et précis de l’image transmettant parfaitement la saveur surréelle du souvenir.
C’est cette indétermination de l’image, cette présence sensible brute dirait Jacques Rancière, qui permet à Weerasethakul d’ancrer ses ambiances subjectives, traduisant des sentiments inexprimables autrement. La poésie de la première partie cède à une sensation de torpeur vaguement lugubre dans la seconde, sans que cela ne se dresse en jugement de valeur sur l’ancien et le moderne, les événements représentés étant essentiellement les même, cette variation sur les gestes et les récits à des époques différentes rendant le contexte indifférent. Nous pourrions nous demander d’ailleurs quelle subjectivité veut évoquer Weerasethakul par ces atmosphères : la sienne, celle de ses parents, celle que lui attribue à ses parents? L’incertitude n’est pas innocente, elle trouve écho dans la structure de Syndromes and a Century, alors qu’à plusieurs reprises le rôle de narrateur est légué aux personnages représentés. Dans la première partie surtout, le film montre scène après scène des personnages, souvent dans de longs plans fixes, qui se confient à un autre protagoniste (un moine qui parle de ses maladies à son médecin, un dentiste qui révèle son ambition de chanteur à son patient, le souvenir raconté par Toey, la fable narrée par un personnage durant l’éclipse, etc.) Les échanges sont rares, il s’agit surtout d’un confident ou d’un narrateur face à un auditeur discret, sans que la caméra privilégie l’un ou l’autre, n’illustrant qu’à l’occasion les histoires racontées. Ces micro-récits restent irrésolus, assez banals, il n’y a que la relation entre le dentiste et son patient qui évolue un peu, et elle apparaît comme une variation sur la relation entre les deux personnages principaux de Tropical Malady (Sakda Kaewbuadee, le paysan dans ce film, joue également le patient dans Syndromes and a Century).
Le récit, aussi informe soit-il, est alors confié au verbe, l’image se contentant d’un rôle d’observateur distant, tandis que dans la deuxième moitié du film le récit semble plutôt complètement suspendu, tout comme la caméra, qui se fait plus mouvante et aérienne, préférant s’attarder sur des objets atypiques : le tuyau aspirateur et les statues évoqués plus haut, des prothèses cachant de l’alcool, des couloirs d’hôpitaux d’apparence futuriste, une foule pratiquant des danses aérobiques en plein air. C’est cette utilisation du (non-)récit qui donne l’impression de flottement, d’apesanteur, comme si le film était une conscience libre survolant les mots et les objets, s’attardant momentanément sur ceux-ci pour les rendre plus prégnants, pour leur donner sens à travers une comparaison intuitive et sensible plutôt qu’une causalité rationnelle. Une conception de la conscience (indissociable de mémoire) qui sous-tend toute l’œuvre de Weerasethakul, et d’où surgissent les quelques thèmes récurrents, finement esquissés plus que développés (l’amour comme sensualité des corps, l’entrelacement de la religion et de la médecine). Par son cinéma, le réalisateur thaïlandais nous propose un regard neuf sur le monde, une philosophie dont l’expression se nourrit à l’essence même du cinéma, jusqu’à s’y confondre. Il y a là, sans doute, l’une des œuvres les plus belles et les plus essentielles du cinéma contemporain.