(Paru sur le blogue de Séquences. Décembre 2014 : ça rejoint ce que je disais encore dans mon dernier texte.)
Et voilà, Apichatpong Weerasethakul a remporté les hauts honneurs à Cannes cette année. J’écrivais la semaine dernière sur le cinéma contemplatif, dont celui de Weerasethakul, autour de ce débat à propos du conformisme d’un certain cinéma d’auteur, débat qui s’est d’ailleurs poursuivi cette semaine sur le blogue d’Harry Tuttle. Dans son éditorial pour Sight and Sound, l’élément déclencheur, Nick James écrivait à propos de Bal, le gagnant de l’Ours d’or cette année à Berlin, que « there are times, as you watch someone trudge up yet another woodland path,when you feel an implicit threat: admit you’re bored and you’re a philistine. » Les articles rapportant la remise de la palme d’or cette semaine me rappellent parfois cette phrase, alors que même les réactions positives sont toujours accompagnées d’une mise en garde du type « ah oui, quel prix réjouissant, mais ce film ne sera pas pour plaire à tous. »
Je suis toujours un peu surpris de voir ces avertissements dans les critiques de films moins accessibles, comme si les rédacteurs voulaient éviter de recevoir trop de e-mail haineux de lecteurs furieux d’avoir été guidés vers une œuvre aussi rébarbative. Pourquoi dire d’emblée « Danger! Film lent! »? On répondra que c’est pour informer, mais il y a une différence entre dire que le film est lent, poétique, sans narration traditionnelle, ce qui constitue une simple description, et écrire qu’il s’adresse à un public averti, à ceux qui aiment déjà bien ce type de cinéma. Pourquoi vouloir décourager d’avance les spectateurs potentiels? Pourrait-on simplement décrire le film et les laisser juger eux-mêmes? Les critiques défendent souvent les festivals, disant qu’ils doivent récompenser l’art et non le commerce. Pourquoi quand une décision comme celle du jury de Tim Burton survient, laissant de côté toute considération commerciale, il faut subitement faire route arrière et se demander si récompenser l’art n’est pas un peu trop courageux?
C’est ce que fait par exemple Andrew O’Hehir chez Salon, alors qu’il rapporte la victoire d’Oncle Boonmee en disant que le public de Weerasethakul est composé des « most hardcore of art-film fans », avant de rajouter : « Uncle Boonmee is a film that defies normal narrative conventions and resists interpretation; if you’re not prepared for that, it’s likely to be a maddening or offputting experience. While we were in line for the post-awards press conference, one American critic said to me: ‘I have no problem with that movie existing and going to film festivals and winning awards. But if you tell Americans to go see it, I guarantee they will never give foreign-language films another chance.’ » Quand il écrit que le film défie les conventions narratives, O’Hehir en reste à une description de l’œuvre, qui à mon sens est suffisante, bien qu’un peu trop vague; les lecteurs décideront par eux-mêmes s’ils aiment mieux les conventions ou non. Mais son texte se transforme ensuite en avertissement, rempli de clichés : comment se préparer pour voir un film contemplatif? (Comment se préparer pour voir un film tout court d’ailleurs, à moins qu’il ne dure sept heures et demie, là il y a une raison physique.) Il faut faire un peu de méditation avant la projection? La première fois que j’ai vu Tropical Malady, au FNC, je ne savais pas ce que j’allais voir, j’y allais parce que le professeur d’un ami lui avait dit que c’était à ne pas manquer. Je n’étais pas « préparé » et je ne connaissais à ce moment que peu de choses du cinéma contemplatif contemporain. Je ne suis pas devenu fou (madenning), mais apparemment je dois maintenant être qualifié de cinéphile hardcore (O’Hehir aussi le serait, puisque sa critique du film est plutôt positive). Ce qui veut dire quoi au juste? Que j’aime me faire torturer devant la platitude de longs plans silencieux? Il y a un peu de ce cliché qui transparaît dans cette expression, comme lorsque l’on accuse certains critiques de défendre un film plus pointu simplement parce qu’il serait de bon ton de le faire, sans peut-être penser que le critique l’a aimé ce film. Quant à ça, j’aime mieux le Figaro, qui affiche haut ses couleurs en titrant son article La palme de l’ennui. « Obscur et hermétique », « le jury présidé par Tim Burton se fait plaisir », le même type de remarques apparaît, mais au moins c’est cohérent avec la prise de position.
Dans sa chronique pour La Presse, Marc-André Lussier rapporte cette victoire de façon similaire, appuyant même beaucoup sur la radicalité du film de Weerasethakul, en disant par exemple qu’il « en fera fuir plus d’un à toutes enjambées », ou encore « un auteur dont la démarche créatrice est surtout appréciée par la frange plus radicale des cinéphiles », « Oui, une vraie proposition. Radicale. », « mais il n’est pas dit que le film soit appelé à faire l’unanimité. Oh que non. » Même moi, qui suis grand admirateur de Weerasethakul, j’en viens à me demander si j’ai vraiment envie de voir ça; ce film semble être destiné à deux ou trois dévots. Le texte de Lussier n’est pas à proprement parler une critique, il ne donne pas son opinion sur le film, ne sachant pas dans quel camp se ranger, les détracteurs ou « ceux qui choisiront de se laisser gagner ». Ce dernier bout de phrase fait écho à l’éditorial de James, comme si le film en tant que tel n’avait aucune vertu puisqu’il faut en fait que ce soit le spectateur qui choisisse de l’aimer, tout comme James se sent menacé d’être traité de philistin s’il n’aime pas un film. Que Lussier est indécis après la projection, je peux comprendre. Certains films laissent perplexes, peuvent difficilement être assimilés en un visionnement, personne ne s’en cache, mais il faut faire attention aux mots exprimant cet embarras, car il y a ici, derrière les expressions employées par O’Hehir et Lussier, l’idée que le film est pénible à regarder (ce serait donc pour ça qu’il faut se préparer), comme si ceux qui avaient défendu le film avait dû se forcer (d’où le choix) pour aimer l’œuvre malgré eux. Non seulement ces expressions ne semblent pas exprimer vraiment ce qu’ils ont pensé du film (ils ne désapprouvent pas le choix pour la palme quand même), mais en plus elles servent de repoussoir à un public qui autrement aurait peut-être été tenté de voir ce film et, qui sait?, aurait peut-être été séduit.
Si le film de Weerasethakul a entraîné plusieurs réactions similaires, en général positives malgré ces mises en garde au public, celui de Jean-Luc Godard a plus profondément divisé la critique, suscitant du coup le même type de commentaires de façon beaucoup plus patente. Tous les critiques semblent s’accorder pour dire que Film Socialisme, le dernier Godard, est une œuvre ardue et difficile à saisir, mais cet hermétisme n’est pas reçu de la même manière par tous. Todd McCarthy et Roger Ebert entre autres ont attaqué le film de manière assez vicieuse, s’attaquant à l’auteur plutôt qu’à l’œuvre. Ebert lui a consacré deux entrées dans son journal (ici et ici) où l’on trouve des phrases, ma foi, inexplicables pour un critique de cette envergure : « […] but I believe he has grown needlessly obscure and difficult, and I ask: Who does he make movies for? Those who will extrapolate meanings from them? Those who will helpfully explain what we missed? Or people who go to a movie and would appreciate a fair chance of figuring out what the damned thing is about? […] Because Godard meant something years ago, because he had a towering presence and a considerable influence, we continue to see his films, for smaller and smaller rewards. I believe he has contempt for the mass of moviegoers. […] Thinking of these films, my choice is clear: I prefer those that want to tell me something, to feel empathy with its characters. I reject those that are sealed off and sadistically enigmatic. I’m sure Godardians will be able to provide an explanation of his film–indeed, many explanations, all different. But we will be reading what they bring to the film, not from it. »
Ebert commet ici l’une des pires fautes de critique, il néglige le film pour plutôt s’attaquer aux intentions supposées de l’auteur : Godard aurait quelque chose à nous dire, mais pour nous faire souffrir, il nous livre son message de façon délibérément obscure, au point de rendre toutes interprétations nécessairement inconséquentes. En entrevue aux Inrocks, Godard disait travailler par intuition : « Il n’y a pas de règle. Ça tient de la poésie, ou de la peinture, ou des mathématiques. De la géométrie à l’ancienne surtout. L’envie de composer des figures, de mettre un cercle autour d’un carré, de tracer une tangente. C’est de la géométrie élémentaire. […] Voilà, ce n’est pas vraiment descriptible, ce sont des associations. » Ou encore « Dans mon cinéma, il n’y a jamais d’intentions. […] Moi je ne veux rien dire, j’essaie de montrer, ou faire sentir, ou permettre de dire autre chose après. » Même si leurs œuvres sont presque parfaitement opposées, cette dernière citation peut aussi bien s’appliquer à Weerasethakul, et à bien des cinéastes que l’on dit « obscurs ». Il n’y a pas d’énigme chez Godard, rien de précis à décoder, il y a des images et des mots, des chocs, des rencontres, qui tiennent souvent plus de la poésie que du montage des attractions d’Eisenstein. C’est tout l’intérêt de son cinéma récent, cette façon de prendre une image et de la faire vivre autrement, hors de toutes conventions, de la faire résonner de manière inattendue.
Sur indiewire, Todd McCarthy tient des propos similaires à ceux de Ebert : « If one of the elusive subjects of Jean-Luc Godard’s new Film Socialisme is the problem of communication, then the director himself, who was similarly elusive in Cannes yesterday, is part of the problem. This is a film to which I had absolutely no reaction—it didn’t provoke, amuse, stimulate, intrigue, infuriate or challenge me. What we have here is failure to communicate. […] But because it’s Godard, we have to attempt to come to terms with it and try to explain it even when the director himself declined to attend Cannes for a press conference, at which he would have rebuffed every attempt to probe its meanings anyway; as the final title card at the end of the film proclaims, “No Comment.” » Et puis il continue, disant que seul un club sélect adule l’auteur, « ivory tower », « inner circle », « acolytes », Godard a une secte, seuls les initiés peuvent pénétrer son œuvre. Coup bas en fin de texte, McCarthy se demande quel genre de cinéma Godard aurait fait si sa conjointe Ana Karina n’avait pas fait une fausse couche, car bien sûr d’être père l’aurait amené à faire des divertissements grand public.
Je n’ai pas vu Film Socialisme, c’est peut-être un très mauvais film, mais un film ne peut pas être mauvais simplement parce qu’il est obscur. Or, c’est tout ce qu’on lui reproche, ou plutôt, pire, d’être délibérément obscur. Toujours sur indiewire, Eric Kohn au contraire défend le film, utilisant le reproche inverse, qui est à mon avis plus sensé, c’est-à-dire que ce n’est pas Godard qui serait obscur, mais plutôt son public qui n’essaie pas de le comprendre : « Most critics who covered Cannes noted the appropriateness of the “No Comment” credit at the end “Film Socialism” in place of “The End,” but they didn’t point out the preceding FBI warning discouraging piracy. Maybe that’s just a random insert, but consider the more provocative option: Perhaps Godard has concluded that his ideas will continue to fester in obscurity, woefully censored by a mob mentality of unwillingness to grapple with his message. » Effectivement, en lisant les textes de Ebert et McCarthy, on n’a pas l’impression qu’ils ont essayé de comprendre Godard, ils l’ont rejeté en bloc. Ebert par exemple veut des films dans lesquels il ressent de l’empathie pour les personnages; or chez Godard, des personnages, il n’y en a pas, c’est comme si Ebert lui reprochait de ne pas faire le film que, lui, aimerait voir. Sur Some Came Running, abordant la même question, Glenn Kenny est encore plus incisif : « Just once I’d like to see one of the Twitterific Kidcrits,™ or even one or two of their venerated elders, file a review that reads something like this: « I didn’t really like [Film X], I didn’t find it engaging on the levels I’m accustomed to, but then again, I also really didn’t understand a lot of the allusions in the film and I’m not particularly well-versed in the philosophical precepts that the movie seems to be extrapolating from. So while I didn’t like it, I also have to admit that I didn’t get it, and that at some level, I’m really underqualified to deliver an entirely reliable assessment of it. »
Godard n’est pas pour tous, son cinéma est difficile, je ne dirai pas le contraire. Oui, il faut connaître les références de Godard pour bien suivre sa pensée, et alors? Il n’est quand même pas un moins bon artiste parce qu’il cite ce qu’il connaît. Le cinéma de Weerasethakul n’est pas pour tous non plus, même si j’avoue avoir plus de difficultés à comprendre comment on fait pour résister à l’emprise de telles images. Ne pas aimer l’un ou l’autre, personne n’en tiendra rigueur, mais encore faut-il savoir le défendre, ou du moins mettre son opinion en perspective, comme le dit Kenny. S’attaquer aux intentions d’un auteur ne constitue jamais une bonne critique, c’est un raccourci intellectuel qui permet d’éviter de parler de l’essentiel, c’est-à-dire de l’œuvre. Donner une première impression d’un film singulier est chose difficile, certes, il faut tout de même faire attention au vocabulaire utilisé, question de ne pas repousser le public au passage. On ne choisit pas d’aimer un film ou non, mais les mots pour le décrire, les arguments, eux, on les choisit.