Suite et conclusion donc : In The Mood For Love (2000, Wong Kar-Wai)
Parlant de Bergman, Godard disait qu’il y a certains films pour lesquels on n’a qu’envie de dire : « C’est le plus beau des films! », et que ce serait suffisant. « La vérité est leur vérité. Ils la portent au plus profond d’eux-mêmes, et, cependant, l’écran se déchire à chaque plan pour la semer à tous vents. Dire d’eux : c’est le plus beau des films, c’est tout dire. » (Bergmanorama, Cahiers du cinéma, juillet 1958) Ce pourrait être écrit pour In the Mood For Love; et pour la majorité des films sur cette liste en fait, mais particulièrement pour Wong Kar-Wai.
La vérité d’In the Mood For Love est toute simple, c’est dire qu’elle tend vers l’éternel. D’un regard chaste mais sensuel, Kar Wai nous présente le plus grand désespoir amoureux, il nous fait partager toute la claustrophobie d’un amour impossible, à coups de jeux de rôle et de miroirs dédoublant, de cadre dans le cadre et de gestes qui s’arrêtent à mi-chemin. La mise en scène est classique et éloquente, chaque scène est une leçon de montage et de relation spatiale. Voyons simplement cette scène au café, rencontre face à face entre les deux amants, au premier tiers du film : il lui parle d’abord de son sac à main, le plan est distant, comme la conversation. Mais la question sur le sac n’est pas tout à fait anodine, il aimerait en avoir un semblable pour sa femme. À ce mot, « ma femme », le plan change pour mieux se rapprocher d’elle, tasse de café aux lèvres, levant les yeux vers lui. Elle est isolée dans le plan. S’ensuit un champ-contrechamp, dans lequel ils restent toujours tous deux seuls dans le cadre, puisqu’à travers cette discussion maladroitement banale se cache ces sentiments que ni l’un ni l’autre n’osent exprimer. Jusqu’à ce qu’elle annonce qu’elle veut à son tour lui poser une question : la caméra effectue un panoramique rapide vers lui, qui lève les yeux vers elle. Le mouvement brusque de la caméra traduit son émotion, son battement de cœur subit alors qu’il espère qu’elle lui posera LA question. En même temps, pour nous spectateur ce panoramique fait monter la tension en soulignant la valeur de cette question, le non-dit dans les dialogues est dit à l’image. Mais elle ne s’enquiert que de sa cravate, la conversation reprend et le champ-contrechamp qui les isole itou. Leur discussion, pourtant, tend à leur trouver des points communs, ils cherchent à se rapprocher en évoquant leurs femmes et maris respectifs (« ma femme à la même sacoche, mon mari à la même cravate »), mais l’image et le montage nous montre très bien que ces mots servent au contraire à les éloigner, ou plutôt à les distancier de leur amour. Ainsi, toujours séparé par une porte, un miroir, le montage, quand finalement une main s’approche d’une autre, quand une tête se pose sur une épaule, ce contact si bref et si simple exalte toute leur passion refoulée. En effet, c’est le plus beau des films.
Werckmeister Harmonies (2000, Bela Tarr)
« Nous posons la question : sur quoi se base notre conviction selon laquelle un ordre harmonique auquel se rapportent sans appel tous les chefs-d’œuvre existe réellement? Il en découle que nous ne devons pas parler de recherche musicale mais de reconnaissance antimusicale, d’un scandale camouflé depuis des siècles, particulièrement désespéré, et que nous allons dévoiler. D’où cette situation honteuse, comme quoi tous les intervalles des chefs-d’œuvre musicaux sur plusieurs siècles sont intrinsèquement faux. Ce qui signifie que l’expression musicale, cette magie de l’harmonie et de la consonance, est construite entièrement sur de fausses fondations. Oui sans nul doute il faut parler de fraude, même si certaines personnes indécises se contentent de parler de compromis. Mais que vaut ce compromis quand pour la majorité la pure tonalité musicale n’est qu’une simple illusion et qu’en vérité, les véritables intervalles purs n’existent même pas? »
Voilà ce que sont les harmonies de Werckmeister pour Eszter, un personnage du film de Tarr : une fraude artistique. Plus précisément, il parle de la gamme à tempérament égal qui divise l’octave en douze segments égaux, la gamme la plus populaire aujourd’hui en Occident, celle en fait que l’on utilise presque systématiquement depuis maintenant deux siècles. Pourtant, il s’agit simplement d’une convention : entendre de nos jours une pièce du 16e siècle, jouée par des instruments tels qu’accordés à l’époque, telle qu’elle était conduite, et nous ne pourrions souffrir très longtemps ce qui nous semblerait un festival de dissonance, les instruments et même les voix sonneraient faux. Le scandale dont parle Eszter est en deux temps, il y a d’abord l’utilisation quasi exclusive de cette gamme tempérée, omniprésence qui sensibilise notre oreille à une gamme au détriment des autres, pourtant aussi valables, et restreint ainsi les possibilités expressives en musique. Plus important encore, selon Eszter cette gamme prétend atteindre une harmonie divine ou céleste, alors qu’auparavant, avec Pythagore par exemple, on se contentait d’instruments accordés « naturellement », même si ainsi on devait laisser tomber certaines tonalités, parce qu’on savait que « les harmonies célestes sont du domaine des dieux. » Par arrogance, l’homme a tenté de s’emparer de toutes les harmonies, ce que la gamme tempérée permettrait, en ce qu’elle autorise toutes les modulations imaginables, mais cette division de l’octave crée des intervalles faussés auxquels, par habitude, nos oreilles se sont habituées.
Pour Eszter, l’enjeu n’est donc pas simplement artistique, mais aussi théologique : c’est de Dieu lui-même que nous nous sommes coupés, ou du moins de Sa Création la Nature, un Dieu que nous ne pourrions plus reconnaître s’Il daignait se montrer. La baleine échouée au centre du village, c’est ce Dieu, cette Nature, que seul le personnage principal, Valuska, semble reconnaître comme tel, seul lui s’arrête devant son œil ouvert pour en percer les profondeurs métaphysiques. Il finit dans un asile, alors que la baleine est laissée à l’abandon, dépérissante. Dans la scène d’ouverture, déjà, Valuska crée un ballet avec des ivrognes pour simuler une éclipse solaire. Une éclipse, c’est un moment de noirceur survenant dans l’ordre de la Nature, une sorte de rupture temporaire de l’harmonie, nécessaire à son maintien. La scène introduit Valuska comme sensible à cet ordre des choses, à cette harmonie naturelle et à la métaphysique qu’elle soutient, ce qui est renforcé par son lien particulier avec la baleine. La gamme à tempérament égal impose un ordre arbitraire à la Nature afin de la rendre plus agréable à l’homme, plus pratique et manipulable surtout, mais il n’y a là rien de véritablement naturel. L’éclipse dérange l’ordre tout en en faisant partie; elle crée dérèglements et folies, mais ce n’est que temporaire. La gamme tempérée, pour l’instant, est constante et rien n’indique que nous allons revenir bientôt à un système utilisant plusieurs gammes, c’est comme si nous mettions de côté tout un pan de la Nature. De plus, à partir de fausses prémisses, cette gamme tente de cacher l’éclipse, en ce qu’elle permet à l’homme de toucher à toutes les harmonies, même celles qui autrefois n’étaient pas permises par des instruments accordés naturellement. Il y a donc deux ordres : celui de la Nature, avec sa part de chaos, et celui de l’homme, qui tient de la folie, de l’aveuglement, de par sa nature même.
Werckmeister Harmonies montre un moment de chaos, un village vivant un moment d’insanité alors que la foule s’empare des rues et saccage un hôpital, folie découlant de l’apparition mystérieuse d’un prince accompagnant des forains. Que faut-il déduire de tout cela? Qu’il y a un ordre naturel duquel l’homme ne peut ou ne doit pas briser? Pas vraiment : la théorie de Werckmeister a la prétention d’imiter un ordre cosmique, ou de rétablir par ce système une perfection naturelle qui échappe autrement à l’homme. Le défaut de cette gamme, ou de son utilisation, c’est cette prétention à la perfection, cette volonté d’égaler la nature alors qu’elle n’en est qu’une facette. Tant que l’homme ne se fait pas plus modeste, nous dit Tarr, tant qu’il ignore une partie de la nature, aussi évidente soit-elle, comme une baleine en plein centre d’un village, il sera victime de folie. D’ailleurs, les systèmes politiques comme le communisme ne sont-ils pas, justement, des idées qui se veulent pures, qui se réclament d’un ordre naturel et justifié historiquement, et qui finissent, comme en Hongrie et dans les Balkans, par dérailler complètement? Le climat surréaliste du film le paraît probablement moins pour un citoyen hongrois, il y a là quelque chose qui tient pour lui du quotidien; mais cette gamme tempérée, n’est-elle pas aussi une réalité culturelle?
Il est d’usage de dire que Tarr exécute des plans-séquences de dix minutes d’une virtuosité étouffante (il en ferait de plus long, mais Kodak le censure en lui obligeant cette durée dit-il), sa direction photo est des plus splendides, ses films sont d’une lenteur exquise, Werckmeister Harmonies crée une atmosphère doucement surréaliste, lynchéenne disent certains (mais les deux cinéastes ne partagent qu’un parfum d’onirisme). Il faudrait dire, surtout, que Tarr semble atteindre une telle perfection formelle qu’on se demande bien si lui aussi n’est pas en train de rivaliser avec Dieu.
Elephant (2003, Gus Van Sant)
Ça fait un bout de temps que je veux parler de ce film, en raison de plusieurs thèmes abordés ici, la relation du cinéma au réel et l’abjection rivetienne en particulier, je vais sûrement finir par m’y mettre plus sérieusement que dans cette courte exégèse. Pour l’instant, notons la relation avec Kracauer, comme pour Still Life, non pas seulement pour l’allégorie de la Méduse (Elephant nous permettant de concevoir l’horreur de crimes réels), mais aussi dans sa simple relation au réel. Au premier abord maniériste, avec ses ralentis, ses plans de nuages défilant et sa bande-son impressionniste, Van Sant est en fait au plus près du réel. À l’inverse du Polytechnique de Villeneuve par exemple, Van Sant n’essaie jamais de donner sens aux événements, il n’utilise pas une interprétation (le féminisme chez Villeneuve) pour construire son film, au contraire il les présente toutes sans privilégier l’une ou l’autre (jeux vidéos violents, ados rejetés par les autres, parents absents ou négligents, etc.) En ce sens, il garde une certaine authenticité du réel, en ce qu’il ne le déforme pas pour le faire rentrer dans un schème précis. Il se dégage un sentiment fantastique de ce film du fait que le réel présenté demeure insensé jusqu’à la fin. Le propre du fantastique, justement, c’est l’ambiguïté, l’irrésolution : n’est pas fantastique le fantôme, mais ses manifestations supposées, quand nous hésitons entre l’hypothèse surnaturelle et celle de la folie. À la fin d’Elephant, cette irrésolution du sens est présente, il s’est passé quelque chose que nous ne pouvons comprendre et rien n’a été fait pour nous apporter une piste de compréhension satisfaisante. Si nous ressortons accablés de Polytechnique, c’est parce que le propos a été martelé pendant une heure, c’est parce que le tueur a été élu comme représentant de l’oppression de la femme par l’homme, c’est parce qu’en tant qu’homme (dans mon cas) on se sent constamment agressé. Mais c’est aussi et surtout parce que cette idée est diablement réductrice, ce n’est qu’un symbole apposé sur un événement pour tenter de le circonscrire plus ou moins arbitrairement. Polytechnique ne remet nullement en question cette idée qui traîne depuis vingt ans et il oublie de ce fait le réel, il ne peut l’aborder qu’en passant par une idéologie qui forcément nous éloigne de ce qui s’est passé ce jour-là. Ce n’est pas une question de reconstitution pure et simple des faits, peut-être que tous les gestes sont strictement fidèles au réel (j’en doute et c’est peu important), mais il y a une manière de les transposer, de les filmer et surtout de les structurer qui compromet toute idée de réel. Ce qui dérange finalement dans Polytechnique, ce ne sont pas les événements proprement dits, mais cette idéologie qu’on essaie de nous faire croire qu’ils sous-tendent. Le sentiment fantastique, dans ce film, est nul, Villeneuve a clairement tranché et choisi son camp, que ce soit celui du surnaturel ou de la folie, peu importe.
Mais je parle d’Elephant : j’oserais dire ceci du réel, et particulièrement d’événements tels que ceux représentés dans ces films. Ils sont de natures terriblement fantastiques et par conséquent angoissants. En ressortant d’Elephant, nous ne sommes pas assommés et ternes comme à la sortie de Polytechnique, nous sommes plutôt angoissés justement, sentiment absent de Polytechnique. Plus précisément, le film ne nous amène pas vers le bas, comme le font les coups de marteau de Villeneuve, mais vers le haut. Nous avons l’impression de toucher à la vie dans le film de Van Sant, il y a une grâce dans la mise en scène qui se transmet aux personnages et leur octroie le pardon. Dans les théories du fantastique littéraire, le symbolisme permet d’échapper à l’angoisse : le fantôme ne doit pas seulement être insensé factuellement, mais aussi idéologiquement, il ne doit pas représenter quelque chose, sinon l’angoisse est apaisée par le jeu intellectuel. En laissant de côté tout symbolisme, Van Sant conserve cette angoisse intacte et reste au plus près de l’homme. Il n’a pas besoin d’une flaque de sang grossière pour nous dire une idiotie comme quoi le bourreau et la victime c’est du pareil au même; sa mise en scène, s’attardant à chaque personnage avec autant d’attention, leur donne par conséquent valeur égale. Les problèmes qu’ils vivent tous et chacun sont d’ailleurs transposables de l’un à l’autre, nous avons droit à un portrait général de l’adolescence. De ce fait, Van Sant ne dit pas que le bourreau et la victime sont interchangeable ou tout deux victimes de quelque chose de plus grand qu’eux, mais qu’ils sont également humains. Si les troubles de chacun s’appliquent tout aussi bien à l’autre, c’est que les gestes posés en réaction le sont aussi : certains prennent les armes, d’autres avalent leur peine. Les deux réponses sont tout autant humainement possibles et si le recours aux armes est condamnable, le geste reste humain avant d’être idéologique.
C’est pourquoi d’Elephant on peut dire que c’est un « beau film », malgré le sujet ou même grâce au sujet, grâce à la distance non pas idéologique mais simplement respectueuse que le film emploie. La beauté n’est pas qu’affaire de « beaux plans » : la beauté provient avant tout d’une éthique, qui évidemment se trouve incarnée dans une esthétique. Elephant est un beau film parce qu’il est moralement juste, c’est-à-dire au plus près de ce réel qu’il nous permet de scruter.
Mulholland Dr. (2001, David Lynch)
Malheureusement pour nous, Lynch a été très peu présent dans les années 2000. Il nous a au moins laissé son plus grand film, l’une des réflexions les plus fortes et les plus originales sur l’usine à rêves qu’est Hollywood. Au premier abord déconcertant, Mulholland Dr. est tout de même plus facile à décoder que Lost Highway ou Inland Empire. Lynch joue à nouveau sur un double univers, un rêve et sa réalité, un inconscient (ou subconscient) et un conscient, sans qu’il n’y ait d’opposition entre ces deux faces, il y a plutôt interpénétration et enchevêtrement. La première partie est un songe, celui rêvé par une jeune femme qui tente sa chance à Hollywood, mais qui se fait écraser par manque de talent. On soupçonne qu’elle pense pouvoir être actrice parce qu’elle a gagné un concours de danse jitterbug (d’où les petits vieux ricaneurs accompagnés de pas de danse), dure désillusion qui la mènera à engager un tueur à gages pour tuer son amante et sa rivale. Cette histoire, qu’il faut décoder dans la deuxième partie construite par flash-back, n’est pas si importante à comprendre; le rêve qui s’en inspire, l’atmosphère qui l’accompagne surtout, est suffisamment éloquent. Comprendre l’intrigue des films de Lynch est secondaire, savoir exactement comment la clé se retrouve sur la table de chevet de Naomi Watts par exemple est inutile; ce qu’il faut saisir, c’est que cette clé indique au personnage que le tueur qu’elle a engagé a rempli son contrat, et que cette clé, transposée dans le rêve, ouvre la boîte de Pandore. La deuxième partie nous donne donc des indices pour interpréter le rêve, mais l’essentiel se situe dans le rêve lui-même, c’est-à-dire dans l’atmosphère évoquée par ce rêve hollywoodien déboussolé et devenu cauchemar.
Par la scène du club Silencio, Lynch nous dévoile son art : tout est illusion, tout est magie au cinéma. En révélant l’artifice cinématographique, à nous comme aux personnages, Lynch fait éclater le rêve et revient au réel, c’est le moment qui nous fait basculer de l’un à l’autre. Le personnage de Naomi Watts, la rêveuse, fait jouer dans son rêve tous les éléments de sa réalité (à la Wizard of Oz mettons, référencé dans Wild At Heart), elle tente de se donner le rôle de vedette qu’elle ne peut tenir dans la réalité. Son rêve est le film que nous donne Lynch, chez qui rêve et cinéma sont synonymes, il joue sur les codes hollywoodiens en mariant les genres, il pervertit peu à peu le rêve de son héroïne (donc Hollywood) pour finalement l’anéantir. Comme dans Blue Velvet, il y a ici un intérieur et un extérieur (rêve vs réalité, subconscient vs conscient), un monde en dessous qui refait surface par moment pour rappeler son existence. Hollywood s’applique depuis longtemps à repousser le plus possible cet en-dessous, d’où l’idée de divertissement ou d’évasion, mais Lynch déconstruit ce mythe pour en montrer les affreux rouages. À la limite, ça peut sembler stéréotypé comme propos, le méchant Hollywood décadent à l’envers des happy ends qu’il propose, mais la démonstration est terriblement habile et ingénieuse. Le dernier plan du film, c’est un rappel du club Silencio, donc de l’artifice du cinéma, que Lynch nous remontre pour nous ramener à la réalité, la nôtre cette fois, qu’il nous invite à mettre en parallèle avec son film. Mulholland Dr. est construit sur le double, la partie rêvée répond à la partie réelle, mais le cinéma étant par essence un rêve, c’est le film au complet qui répond à notre réel. Il ne faut jamais oublier que le rêve surgit d’une réalité, que la fiction a ses assises dans le réel. Oublions la dichotomie fiction – réel que l’on nous impose souvent, elle est fausse, et Lynch nous le rappelle constamment.
Tropical Malady (2004, Apichatpong Weerasethakul)
Mon numéro un sans hésitation, et ce depuis le premier visionnement au FNC. La décennie a été marquée par l’Asie, que ce soit pour les films extrêmes à la Miike, le classicisme redécouvert d’un Johnny To (pas de place pour lui malheureusement dans cette liste), ou ce cinéma d’une extrême lenteur, contemplatif à souhait, qui est chouchou des festivals et des cinéphiles depuis quelques temps (il manque d’ailleurs Hirokazu Kore-Eda et Hou Hsiao-Hsien à ma liste). Apichatpong Weerasethakul, ou mon ami Joe, reste le plus singulier et le plus audacieux de ces cinéastes de la lenteur. La deuxième partie de Tropical Malady, pour moi, c’est le cinéma narratif qui se découvre une nouvelle voie par le quasi-abandon de la figuration. Le film est coupé en deux, littéralement, à la césure les lumières se rallument dans la salle pour quelques instants, avant que le film ne reprenne, comme si la pellicule avait cassé. La deuxième partie s’ouvre sur un nouveau générique, une nouvelle esthétique, donnant l’impression que le projectionniste s’est trompé de bobine, puis les correspondances nous apparaissent, l’allégorie se révèle. Notons qu’il y a ici une similitude avec Mulholland Dr. dans la construction du récit, tout deux étant divisé en deux, la deuxième partie venant éclairer, nuancer, métaphoriser la première, tout deux jouant sur le rêve. La deuxième partie de Tropical Malady n’est pas à proprement parler un rêve, mais elle en porte toutes les caractéristiques, ce conte oriental d’une rare beauté se déroulant dans un climat onirique ensorcelant. Là où Joe se distingue de Lynch, c’est par cette abstraction, cet abandon de la figure humaine (on pourrait toujours dire que la notion de narration chez Lynch est aussi assez abstraite par moment).
A l’instar d’In The Mood For Love, Tropical Malady pose un regard sensuel sur l’amour, chaque plan respire le désir. La première partie montre l’idylle naissante entre deux jeunes hommes; plus classique, la mise en scène s’articule autour de gestes discrets pour faire monter la tension entre les protagonistes, jusqu’à la rupture du film, alors que l’un d’eux disparaît mystérieusement dans la nuit noire pour affronter… quoi au juste? Un démon intérieur, une homosexualité refoulée peut-être qu’il doit apprivoiser pour se donner pleinement à son amant? Ou est-ce la valse amoureuse elle-même qui devient chasse, le jeu de séduction transposé dans cette proie et ce prédateur dont les rôles sont interchangeables, qui finissent par se rencontrer en un plan final à la beauté mystique foudroyante, comme si cette tension apaisée entre le tigre et le soldat était celle de l’amour même? C’est dans l’expérience, surtout, que se trouve la réponse, dans cette mise en scène si sensuelle, dans ces plans langoureux et ce son apaisant qui évoquent avec splendeur cet amour envoûtant.
Dans la jungle de Tropical Malady, le corps de l’homme se confond dans la nature, par moment il semble disparaître complètement dans l’enchevêtrement dense de la végétation tant sa silhouette est intégrée à la composition des images; c’est ce que j’appelle ici l’abandon de la figuration, le film devient un tableau de lignes et de silhouettes mouvantes, accompagnées d’une trame sonore ultra-riche utilisant la répétition cyclique de certains bruits nocturnes pour créer un rythme lancinant. Syndrome and a Century, le plus récent film de Joe, est structuré de façon similaire, l’abstraction en fait aussi partie, entre autres dans ce plan de dix minutes d’un tuyau crachant de la fumée, avec encore une fois un travail hallucinant sur le son (remarquons d’ailleurs que cette liste comporte une majorité de films qui se distingue par leur traitement sonore éblouissant). Il y a donc dans le travail de Joe une manière nouvelle de concevoir la narration au cinéma, d’où son importance dans ce nouveau siècle.